Extraordinaire ou ordinaire ?

Quelle ville habiterons-nous demain ?
Quand nous n’en faisons pas l’expérience nous-même, se sont nos visiteurs ou les touristes de passage qui commentent avec enthousiasme notre belle cité qui s’étire sur les berges de la Saint-François depuis près de 150 ans. Faut-il leur donner raison et préserver, pour l’avenir, notre distinction ou assister à son inéluctable détérioration par le temps ?
Richmond, une ville victorienne aux accents uniques

Vue du couvent St-Patrice et de l’église Ste-Bibiane depuis la rivière St-François ©Laurent Frey-évoé!
Ils décrivent leur première arrivée par le Canton de Melbourne, la route (243) qui serpente le long de la rivière, la succession de généreuses demeures de brique aux toits d’ardoise, le rythme des pins blancs centenaires, les jardins soignés et l’enchainement des points de vue et styles variés. Les mêmes commentaires admiratifs, parfois surpris s’attardent sur l’harmonie cossue en vert, ardoise et brique du quartier anglais ou l’enfilade aux styles exubérants de la rue de Cleevemont. Quand ils arrivent, via le circuit touristique du chemin des Cantons (2), nos visiteurs arpentent le Mont St-Patrice où est perché le vaste couvent qui abrite aujourd’hui de Centre d’Art. Ils sont interpelés par la qualité de l’ensemble architectural formé par l’église Sainte-Bibiane, son presbytère et le quartier Jamesville environnant.
Nous vivons dans l’une des perles architecturales du Québec, une sorte d’improbable Wesmount nichée dans la vallée d’une rivière changeante et indomptée. Un ilôt d’histoire de l’architecture, dans un paysage agricole de vallons et de prés bucoliques. Combien sommes-nous à le constater, à l’apprécier et à le vivre avec le même enthousiasme que ceux qui commentent notre cadre de vie ? Qu’en sera t-il dans quelques décennies ?
La menace d’un caractère qui s’efface
Cette personnalité de Richmond qui la distingue immédiatement et lui donne une identité unique est son caractère. Comme celui d’une personne, il laisse des impressions et souvenirs précis chez ceux qui la croisent. Quand il est affirmé, qu’on l’aime ou non, on n’y est jamais indifférent. En architecture, ce caractère est la somme d’innombrables éléments qui composent la ville, les bâtiments, les liens entre eux, la végétation, le relief, les points remarquables etc. Ils se sont ajoutés et harmonisés dans le temps pour former un mélange unique et distinctif. Pour les municipalités, c’est un capital rare et précieux que certaines valorisent avec succès.
Puisque ce caractère s’est formé dans le temps, sans que la collectivité n’ait à s’en soucier, nous pourrions penser qu’il en sera de même dans le futur et que Richmond La Rouge a de beaux jours devant-elle. Mais c’est sans compter les nombreux changements qui ont marqué le siècle passé et ont affecté durablement les manières de penser et d’édifier notre cadre bâti. Sur un plan théorique d’abord, les architectes ont bousculé leurs traditions en adoptant les nouvelles approches du modernisme, inspirées de la révolution industrielle et du désir de renouveler leur pratique. L’industrialisation des matériaux, l’évolution des techniques de construction, du métier d’architecte et du rôle de l’artisan ont complété cet ébranlement des références. L’arrivée des ingénieurs et des aménageurs pour introduire la salubrité et l’automobile a perpétué le grand chambardement des villes traditionnelles.
Prise entre des contraintes techniques, la prévalence des matériaux industriels et l’accélération des projets, la ville ancienne a été fracturée, rabotée, marginalisée. Elle n’est plus que rarement une référence pour édifier le présent et est souvent perçue comme une contrainte, un coût, un passif !
La banalité, en voulez-vous ?
Quartiers nouveaux aux styles indéfinis et sans connexion locale, «rénovations» destructrices, normes techniques uniformisantes, tout semble converger pour marginaliser la contribution de l’architecture ancienne dans l’avenir de nos communautés. L’existant est peu ou jamais pris en compte dans les projets urbains ou architecturaux. Les caractéristiques d’un lieu ne sont pas relevées avant une intervention majeure. La richesse du passé devient muette et ne sert plus d’inspiration. Aurions-nous perdu la mémoire ?
L’art dans «art-chitecture» a perdu de sa force. On construit plus que l’on ne crée et nos lieux de vie tendent à se répéter à l’infini, aidés en cela par le succès des matériaux industriels, des plans pré-conçus et des techniques de construction rapide. Oubliés les savoirs faire et les matériaux locaux qui apportaient fierté et distinction aux communautés bâties ! Les architectes eux-mêmes se sont laissés confiner dans la conception de beaux objets et n’interviennent plus que rarement dans le débat sur nos cadres de vie.
Il est toujours périlleux de tenter de définir le beau, le bon ou le vrai. Pour plusieurs, la ville contemporaine n’est pas attirante. Elle ne provoque pas cet émoi durable dont nous parlions plus haut. À force de se répéter, on ne la voit plus et on peine à se sentir véritablement quelque part. Certes, des générations d’architectes (3) ont réussi à trouver dans ces univers de la banalité une beauté inspirante pour générer un discours et des projets stimulants.
Comme les précurseurs du Pop’art, ils ont tenté de capter la beauté de la série, la touchante vérité des lieux sans âme. Mais leurs travaux, bien qu’ intéressants, sont marginaux et s’appliquent mieux aux étendues périurbaines des grandes villes.
Dans notre petite communauté Richmondoise, chaque manque de soin, chaque projet ordinaire ou rénovation hâtive nous fait perdre un peu plus de notre identité collective et ressembler à des villes au passé beaucoup moins riche. En ces temps de compétition pour attirer de nouveaux citoyens et investisseurs, pouvoir compter sur un héritage distinctif tel le nôtre est un atout précieux qu’il importe de soigner.
Travailler sur les caractéristiques propres de notre ville
Pour répondre à cette tendance générale à la perte de caractère, ce sont les urbanistes, avant les architectes, qui ont proposé les réflexions les plus prometteuses (4). Le Nouvel Urbanisme par exemple cherche à réintroduire la complexité et la dimension culturelle dans l’architecture. Il reprend en somme une façon millénaire de penser l’espace urbain qui observe, utilise et cohabite avec l’existant. L’échelle, la silhouette, les matériaux sont incorporés aux nouveaux projets afin de les inscrire dans la continuité de l’histoire des villes. Il ne s’agit pas du tout de singer les formes et les styles anciens, mais de s’établir avec toute la créativité contemporaine dans une histoire construite qu’on a observée avec soin.
Après des décennies de «brutalisme» architectural et de modernisme conquérant, nos communautés urbaines sont confrontées au banal né de l’indifférence et, disons-le, d’une forme d’acculturation collective pour tout ce qui touche le bâti.
À l’instar de Montréal qui travaille sur l’une des ses particularités que sont ses squares pour repenser les liens entre les échelles urbaines et la place de l’art urbain dans la ville, Richmond pourrait tire profit de ses quartiers-rues qui nous introduisent dans une expérience presque cinématique de la découverte de la ville ! Une réflexion renouvelée sur le mobilier urbain disparu et les voies piétonnes – si originales à Richmond mais qui risquent le même destin – seraient aussi des pistes pour renouer avec la créativité dans notre ville.
Retrouver l’intérêt de l’action collective
Réhabiliter l’ancien, s’intéresser au site naturel (celui de Richmond est spectaculaire), se servir de notre patrimoine, provoquer des dialogues créatifs entre les architectures contemporaine et patrimoniale, informer, soutenir… il y a tant d’actions à mener pour s’inscrire avec intelligence dans la continuité de l’histoire de notre ville.
Pour mener à bien ce défi de longue haleine, citoyens, élus, et fonctionnaires, nous sommes concernés collectivement. L’enjeu est Richmond dans 20 ans et sa capacité à offrir des lieux de vie de qualité, qui se renouvellent sans se nier, qui provoquent l’adhésion populaire et attirent visiteurs et investisseurs. C’est donc notre prospérité future qui est en cause.
Au delà de nos soucis respectifs de normes, taxes ou budgets, nous pouvons tous nous retrouver dans une vision collective de notre lieu de vie qu’on appelle la ville.
Travaillons-y dès maintenant, pour contrer ensemble la banalité et embrasser collectivement la prospérité.
Laurent Frey
Héritage du Val-Saint-François