Sortez dans la rue et asseyez-vous !

Lire la ville
Quand les archéologues exhument un objet ancien ils le font «parler» en étudiant son usage probable, ses matériaux, son esthétique, son mode de fabrication etc… ils peuvent en conclure de nombreuses choses sur la société qui l’a produite jusqu’à la classe sociale de ceux qui l’utilisaient. Mais cet artéfact reste presque toujours un objet parmi d’autres, une partie d’un tableau entrain d’être reconstitué.
Quand ils ont affaire à un édifice, ou mieux, un village ou une ville entière les choses sont très différentes.
La ville est le livre ouvert d’une communauté
Les informations fournies vont bien au-delà des procédés de fabrication ou d’informations esthétiques sur la culture qui l’a produite. Tout ce passe comme si, gravés dans le sol et dans la pierre, ces tracés nous apportaient des informations bien plus essentielles et durables que la plus belle des sculptures qu’on aurait pu exhumer. Après des centaines d’années, la ville «parle» encore. Elle informe sur son système de défense, sur l’hygiène des habitants, sur les trouvailles des ingénieurs hydrauliques, les lieux de culte, de rituels, de vie publique. On peut y lire même après des milliers d’années si une ségrégation sociale avait cours et où se trouvaient les institutions. Comme dans le tronc d’un vieil arbre s’y lisent encore certaines péripéties, les grands incendies, l’arrivée d’une nouvelle culture, les périodes d’essor jusqu’à la date d’un abandon.
Est-ce que la ville contemporaine, celle qui se construit (ou se dégrade) sous nos yeux est aussi un ouvrage lisible accessible qui pourrait nous révéler tous ses secrets ?
Un livre ouvert à tous
Il n’y a pas que les archéologues qui ont la chance pouvoir «lire» les villes. Les urbanistes, les architectes et tous ceux qui travaillent en aménagement urbain se servent également de ce grand ouvrage qui s’écrit sous leurs yeux afin d’y ajouter ou d’en compléter quelques pages. Il leur permet de remonter le temps et de s’inscrire dans un roman en cours d’élaboration.
Cette histoire collective est accessible à tous et il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste pour s’amuser à en tourner les pages, à en lire des chapîtres pour peu à peu voir se dégager une histoire plus vaste qui parle de ceux qui nous ont précédé et accueille les drames et les anecdotes de leur quotidien.
Ouvrez les pages… au hasard
Je ne sais pas comment vous lisez vos livres, surtout s’ils sont gros. Moi j’aime prendre une page au hasard, commencer par la fin ou par la table des matières. Bref je suis un peu rebelle et je n’aime pas qu’on me dise par où commencer.
Faites de même avec votre ville ! Placez vous à un endroit et faites-le parler, lisez le…de tous vos sens ! Et regardez ce qui va remonter. Vous serez surpris de toutes les informations qu’une ville recèle, même en petits caractères et qu’elle est prête à vous donner !
Comme vous connaissez sans doute bien Richmond ou ses alentours, vous pouvez faire l’exercice mentalement, mais je vous suggère d’aller sur place ne serait-ce que pour «ramasser» aussi les plus petits détails. Une autre suggestion est de prendre le plan de la ville et de trouver un point au hasard, d’y aller et de faire votre lecture… à vous.
Une page….au hasard
Pour vous écrire, me suis posté (pas vraiment au hasard!) près du monument des Braves à l’entrée de la ville… Sur une butte enneigée face à la rivière j’ai une bonne vue à 360 degrés.
D’habitude ce genre de monument est au milieu d’une place ou d’un parc. Où était-il donc avant? Je lis les noms : des patronymes français, irlandais, anglais s’égrainent sous mes yeux. Ils ont combattu pendant la première guerre mondiale en 1914-18. La ville a donc au moins 100 ans. Que sont devenus les descendants de ces soldats. Habitent-ils encore la région ? Si c’est le cas je suis dans une ville aux cultures mélangées et c’est plutôt rare au Québec.
Il fait froid car le vent s’engouffre dans la vallée de la rivière Saint-François sans obstacle. Le site est beau, la rivière majestueuse. Un lieu fort pour s’implanter, faire vivre les moulins, les fermes puis les manufactures.
Le vieux pont Mackenzie amène des flots de voitures vers la ville. Il affiche sa date de construction : 1903. Je sais donc que l’on rentre dans la ville depuis longtemps par ici. C’est sans doute l’entrée de la vieille ville de Richmond. Mon regard s’abaisse et je vois pour la première fois un ruisseau déboucher en contrebas. Un ruisseau qui sort de terre ? Il a surement été recouvert. Quel est son nom? Qu’y avait-il sur ses berges il ya 50 ans, 100 ans. Le lieu devait être important et achalandé pour qu’on décide de faire disparaître toute une rivière !
Un train passe. Au cœur de la ville ? Je le suis du regard et découvre, au loin, la gare de triage vaste et centrale. Par sa situation je sais que le train était une activité essentielle de cette ville et depuis longtemps. Sans bouger, mon regard prend la rue principale en enfilade. Comme dans la plupart des municipalités, c’était la plus importante. Celle ci a donc au moins 100 ans elle aussi puisqu’elle forme le carrefour où je suis. J’observe les premiers bâtiments en partant du coin avec la rue Craig. Beaucoup de changements sont visibles, mais des édifices anciens me confirment l’âge des lieux. Qui avait –il avant ce bureau de poste juste au coin. Sûrement un bâtiment ancien, important sans doute vu sa situation au carrefour et à l’entrée de la ville. Je vais me renseigner. J’aurais pu rester là longtemps, à lire les lieux, recueillant du regard des indices de plus en plus ténus. Repartir avec des réponses et beaucoup de questions.
À Richmond, ville d’histoire urbaine, industrielle et avant tout humaine, nous avons la chance d’avoir à notre disposition un livre épais, illustré et riche de petites notes et ratures laissées par les anciens. Il s’y trouve aussi plein de lieux où s’asseoir, calmement, pour en tourner les pages.
Je vous y invite.
Laurent Frey
Héritage du Val-Saint-François.
Article paru dans le Journal l’Ardoise de Richmond au printemps 2014